Le tacot
On m’appelle « le tacot »… !
Pas trop content au début que mon surnom soit synonyme de tas de ferraille, je me suis vite rendu compte que c’était simplement le témoignage d’affection de mes amis de la campagne qui me connaissaient bien. Combien de fois me suis-je arrêté entre deux stations, pour que la fermière en fichu et tablier noirs grimpe avec ses poules ou son panier d’œufs ? Elle attendait là souvent depuis un bon moment et parfois l’hiver, chez nous, il ne fait pas bien chaud ! Dans la voiture il n’était pas rare qu’elle retrouve quelques voisines ou de la famille, et alors là, les conversations allaient bon train… comme sur la place du village les jours de foire. Quelquefois je pestais de ne pas pouvoir prendre part aux discussions ; Ah oui alors ! J’aurais pu raconter tout ce que j’avais entendu la veille… ! Vous voyez bien, ici c’était chez moi, et comme j’étais toujours à l’heure, je me suis vite aperçu que la vie dans les campagnes que je traversais s’organisait au rythme de mes passages. Avec mon sifflet et mes jets de vapeur, j’étais devenu une sorte de chef d’orchestre : c’est l’heure de la soupe, il est temps de traire les vaches, les enfants vont bientôt rentrer de l’école… Vous rendez-vous compte, moi le petit tortillard qui parcourait 39 km en 2 heures et demi pour aller de Saint-Pardoux à Saint-Mathieu, je commandais à tout le monde. Même Monsieur le Maire devait me regarder de travers.
Je suis né en 1912 à la fin de ce que l’on appela la première ère industrielle . Le 14 avril de cette même année j’entrais en grande pompe en gare de Saint-Saud dans mes habits tout neufs, noirs bien sûr car c’était la mode à l’époque. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois madame Lastère qui quelques années plus tard, le 26 novembre 1917, sera nommée Dame chef de station par Monsieur le Directeur de l’exploitation des Tramways de Dordogne. Cent ans déjà…. Une femme à poigne madame Lastère, je crois qu’elle avait un petit faible pour moi, mais… gardez ça pour vous. Elle tenait aussi l’hôtel de la gare, un peu plus loin à gauche en montant vers le bourg. Que de mariages j’y ai transportés le samedi ! Les dimanches il y avait souvent des grands repas de famille et le soir c’était encore la fête dans la voiture car certains en avait peut-être mis un peu trop à l’abri… ! Mais bof, le dimanche fallait bien se défouler un peu, la vie était rude dans les campagnes.
Maintenant, si vous le voulez bien, quelques mots d’histoire. C’est important de rappeler certaines choses, car contrairement à ce que beaucoup ont pensé ce n’est pas un responsable politique quelconque qui s’est levé un beau matin en disant : « Tiens, on va installer une ligne de chemin de fer entre Saint-Pardoux et Saint-Mathieu ». En revanche, il est vrai que le Sénateur-Maire de Saint-Pardoux, Monsieur Léon Sireyjol, s’est fortement impliqué dans mon projet au point que certains m’avaient donné son nom. Non, en réalité, je suis la suite logique de tout un processus de développement du réseau ferroviaire en France entre 1840 et 1870. Durant cette période, le chemin de fer va relier à Paris toutes les grandes villes de province. Ce fut à l’époque une véritable révolution… Imaginez un peu, en 30 ans on va passer de la diligence, pour laquelle la bienséance et le respect dus à cette vieille dame m’imposent de taire ici les multiples inconvénients, à un moyen de transport sûr, confortable, et rapide car on ne s’est jamais déplacé aussi vite. Le chemin de fer va devenir alors un formidable outil de développement économique.
La défaite de Napoléon III à la guerre de 1870 ruinera la France et une fois les casques à pointes rentrés chez eux, il va falloir en mettre un sacré coup pour redresser le pays. Si vous avez lu Zola, vous savez de quoi je parle. L’extension du rail apparaît comme une priorité, et on va continuer à relier les grandes villes entre elles ; c’est par exemple Angoulême-Brive qui passe par Nontron avec les magnifiques ouvrages d’art que nous connaissons, et son ancien tracé, la fameuse voie verte, tant appréciée aujourd’hui de tous les promeneurs de la région.
On va construire également le réseau des tramways départementaux. Le 1er réseau, ce sont mes grands cousins, par exemple Périgueux-Saint-Pardoux passant par Brantôme. Avec celui-là, on s’est pouillé plus d’une fois ; il roumait toujours pour respecter mes horaires et assurer le transfert les voyageurs en gare de Saint-Pardoux ; il disait que c’était lui l’aîné, le plus grand, et qu’il était donc naturel que moi je respecte les siens…ben voyons ! En fait, je crois qu’il avait la grosse tête ; il se prenait pour une grande vedette du show-biz avec son single « le p’tit train de Brantôme »… tu parles ! Moi en tout cas j’avais rendez-vous avec mon jumeau qui venait de Saint-Mathieu ; on se croisait en gare d’Abjat et pas question que je sois en retard. Cela dit, vous l’aurez compris, le 2ème réseau, c’était moi et bien sûr tous mes frères du département. Je vous assure que nous, les petits, les sans-grades, on en a sérieusement bavé ; ma locomotive « Pinguély 030T » elle en a craché de la fumée, tirant à bout de souffle dans les côtes ma voiture à boggies, à double chariot pivotant, remplie de voyageurs obligés parfois de descendre pour que je parvienne au sommet des côtes.
Si ce boulot était parfois exténuant, ce n’était rien à côté du travail de forçat accompli quelques années auparavant par les ouvriers sur le chantier du tracé, pour le terrassement, le concassage et la mise en place des pierres du ballast, la pose de la voie… A l’époque, pas de bulldozer ou de pelle mécanique, c’était la pioche, la pelle, la barre à mines, la masse et la brouette. Quand on voit les volumes impressionnants de matériaux déplacés et la qualité des ouvrages, on est vraiment bluffé. Allez voir, c’est pas compliqué, quand vous êtes à la caserne des pompiers où se trouvait autrefois la gare de Saint-Pardoux, continuez en longeant la Dronne comme pour sortir sur la route de Miallet, puis, après la salle des fêtes prenez à gauche le chemin du Manet ; après le pont de fer continuez tout droit jusqu’au moulin de La Valade ; ainsi, depuis la gare vous aurez parcouru une portion de mon ancien tracé. Ou encore avant Saint-Saud allez admirer le fameux boviduc. Vous verrez à quel point tout ça est impressionnant. Sur ce qui n’est plus aujourd’hui qu’un chemin blanc, j’y suis moi-même encore quelquefois dans la lumineuse clarté des matins de printemps ; avec un peu d’imagination vous pourrez peut-être m’apercevoir à la sortie d’un virage ou franchissant le sommet d’une côte… !
Bref, ce fut une belle aventure de pionniers qui malheureusement se termina beaucoup trop tôt. Avec les progrès de l’automobile, je n’étais plus rentable comme ils disaient. Le déficit, cette maladie mortelle dont on parlait peu dans ma jeunesse a fini par avoir ma peau car après plusieurs années d’agonie, le sifflet de ma « Pinguély » s’est tu pour toujours au soir du 30 novembre 1934. Mon grand cousin, le fanfaron, sévèrement contaminé lui aussi, roulera encore jusqu’en 1949.
Vous comprenez maintenant pourquoi je suis fier qu’on m’appelle toujours « le tacot », ce surnom est devenu mon nom car c’est ma famille qui me l’a donné et mon travail qui lui a conquis ses lettres de noblesse. Cette famille ce sont tous les voyageurs que j’ai transportés pendant vingt deux ans, ce sont les chefs de gares ou de stations qui m’attendaient à chaque arrêt, ce sont les chauffeurs et les mécaniciens qui m’ont conduit, alimenté, réparé, c’est aussi Monsieur Henri Brives qui raconte mon histoire dans son remarquable ouvrage : « Les tacots du Périgord » ; enfin ce sont tous mes amis qui aujourd’hui, à l’heure du TGV avec son nez de brochet, aimeraient pouvoir encore, comme autrefois, passer un petit moment avec moi à travers la campagne. Ils poseront le 18 août cette année sur le mur de la gare de Saint-Saud une belle plaque gravée à mon nom pour que les générations futures se souviennent de moi.
Merci à l’association Georges Rocal et particulièrement à mes copains du patrimoine civil, c’est vraiment sympa de vous être occupé de moi comme çà.
Salut à tous
p/o Le Tacot
P Metayer